Retour sur L’empreinte d’un frère

J’ai lu plusieurs fois L’empreinte d’un frère : mes attentes de lecture initiales ont laissé place à une humble et durable réceptivité. Ce récit bref, mais d’une profonde vérité humaine, a dû être longuement porté par Jean-Bruno Kerisel avant d’être publié en 2019. C’est ce qui explique, me semble-t-il, la densité limpide de son écriture, la nécessité cruciale de son message, la confiance au lecteur des valeurs sur lesquelles il a (re)construit sa vie. Mais à travers son itinéraire, c’est aussi la vie de son frère qu’il nous livre. Le double sens du titre du récit est explicite : annonçant la trace laissée sur terre par ce jeune homme mort à vingt ans, l’empreinte d’un frère révèle aussi la marque que sa brève existence a imprimée sur la vie de son cadet. Beau texte, que ce court récit, confession d’un long chemin vers la libération, vers la lumière.

Le premier chapitre, Abandon, évoque la tragédie familiale vécue autrefois par l’auteur, alors à peine sorti de l’enfance. Patrick, frère aîné tyrannique et néanmoins adoré par le jeune adolescent, vient se suicider. Voulant fuir le drame, cacher leur honte, leur culpabilité et leur douleur, les parents resteront étrangement silencieux, indifférents à la douleur de l’enfant. Privé de tendresse et d’explications, avide d’un amour qui lui est refusé, l’enfant sombre dans la déréliction, le désespoir. Abandon évoque l’incapacité tragique de ces parents à simplement serrer leurs enfants dans leurs bras, des enfants éloignés en pension pendant des années.

 Abandon raconte aussi la solitude de Patrick passant de longs mois en sanatorium et ne recevant pour toute marque d’amour que des lettres injonctives d’une sollicitude intrusive, sans tendresse ni bienveillance. L’auteur révèle ainsi à petites touches le désert affectif d’une famille au moralisme puritain. Quelques détails burlesques, tristes de douleurs non dites (concours de rots des deux frères, ou bien Patrick pinçant la peau des mains de sa mère), révèlent de manière détournée et pathétique la soif de tendresse des enfants. Mais Patrick s’amuse à humilier son frère, ce sont railleries, sarcasmes, insultes. Jean-Bruno reste ignoré du père. En revanche, le père voue un amour exclusif à son aîné… ainsi, un jour, les deux hommes prendront un plaisir sadique à humilier et martyriser Jean-Bruno : « les deux complices se congratulent après leur exploit » dit l’auteur.  Bref, ce sont 14 pages de souffrances, de souvenirs cruels, fragments bouleversants dans leur sobriété d’expression et leur violence émotionnelle.

Au cours de ma première lecture, j’avais attendu que l’auteur m’explique pourquoi ce couple fut incapable de manifester tendresse et respect à ses enfants. Pourquoi le père est indifférent, inflexible ? Comment s’explique sa relation de possession-identification exclusive avec Patrick ? Leur complicité, cette relation en miroir qui exclut les autres ? Cela a peut-être sa source dans l’histoire du père ? ce dernier explique ainsi le suicide : « Ton frère s’est donné la mort pour une amitié masculine ». Mais la phrase énigmatique qu’il prononcera beaucoup plus tard : « Ton frère m’a trahi » , ne sera pas plus explicite ! Et pourquoi la mère ne protège-t-elle pas ses enfants, elle qui ne dit rien, préférant se réfugier dans sa chambre quand ça ne va pas…

Ma seconde lecture et les suivantes m’ont fait découvrir une autre dimension du récit que mes attentes initiales m’avaient un peu masquée. Il me semble que l’auteur a évité l’écueil du « règlement de compte ». Qu’elles soient sociales, psychologiques ou pathologiques, rien n’est dit sur les raisons des incapacités affectives parentales. Le vrai sujet le concerne exclusivement. Accueillant ce « séisme personnel » au cœur de sa vie, il en fait un moteur de grandissement. C’est pourquoi ce récit est un témoignage exceptionnel, paradoxal ! Ravagé par la culpabilité après le suicide de Patrick, il est tenté par l’autodestruction et le suicide, mais dépassant tout ressentiment, tout désir de vengeance, il cherche à comprendre le geste fatal de celui dont on lui a même interdit de prononcer le nom ! C’est en allant à la rencontre de ce frère mort qu’il réussira à s’incorporer la vie du disparu au point de lier consubstantiellement son existence à la sienne.

Mais revenons au mot Abandon. Ilprend une nouvelle signification dès la fin du premier chapitre. Désormais adulte, l’auteur aborde de front la question du suicide, interroge documents et souvenirs, analyse les lettres de Patrick, interpelle son frère, cherche à « connaître sa pensée » ! S’ouvrant, s’abandonnant à cette rencontre, Jean-Bruno est le seul de la famille à comprendre le choix du disparu, « le choix de ne plus vivre, d’ouvrir le gaz et de fuir l’irrespirable ». Irrespirable, mot crucial ! Le gaz mortel est plus respirable que le climat délétère de cette famille où l’on ne respire qu’indifférence et conventions.

« Que ta volonté soit faite » dit le Notre Père. L’auteur accepte la terrible épreuve. Au cours d’une longue recherche de sens et de vérité, quête ardue du seconde chapitre intitulé Présence, il transmue l’épreuve en énergie. « Une recherche spirituelle, mon goût pour la musique et pour la peinture se sont-ils développés à partir de ce séisme personnel ? » Écartant de lui toute forme de culpabilité, de ressentiment ou d’autodestruction, L’auteur change le malheur en force de vie, trouve en lui les forces positives qu’il mettra au service d’autres personnes désespérées : « La meilleure façon de dépasser un drame personnel ne serait-elle pas de se tourner vers les autres, de vivre pour et avec eux, de venir à leur aide, lorsque c’est nécessaire ? » dit François Drouilly.

Le drame de Patrick n’est pas exprimé par Patrick qui n’a pas laissé de lettre expliquant son geste. Mais ce drame est peu à peu découvert, révélé, reconstitué par son jeune frère, au cours d’une quête d’ordre spirituel menée tout au long de sa vie. Ainsi, Patrick, suicidé, objet de honte familiale, est-il « sorti du placard », réhabilité dans son destin humain d’être souffrant. C’est en allant à la rencontre de ce frère étranger trop tôt disparu que l’auteur donne sens à sa vie. Cherchant son frère, et nous le faisant connaître, il se découvre et se construit.

Cette quête est longue, difficile. L’auteur frappe à de nombreuses portes qui le ramènent souvent au suicide : psychanalyse, hypnose, psychodrame, psychiatrie. Il recherche un frère dans le visage de ses amis… Mais ce chapitre Présence célèbre également des rencontres fondatrices, Il y a Francis l’ami Libanais, et Jeanne, qui lui apprend à lâcher prise, à « laisser le sable couler entre ses doigts », il y a le « vrai couple » qu’elle et son frère René représentent pour Jean-Bruno.

Dans un théâtre d’amateurs où il joue le clown, il découvre que « c’est au cœur des ténèbres que s’élabore la vie ». L’art lui est d’un grand secours : la musique baroque le ramène à « une mélancolie qui l’étreint au plus profond ». Surtout, il fait la rencontre bouleversante de la peinture de Rothko. La dimension sacrée des couleurs (« orange and yellow » puis le gris et le noir, couleurs de fin de vie de l’artiste, lui aussi, suicidé), agit sur lui comme révélateur d’émotions primordiales. Où est Dieu ?

L’auteur rencontre le Seigneur pour la première fois dans une abbaye bénédictine en Normandie. Il trouve la présence de Dieu dans le regard « fort et doux à la fois » de Dom Grammont le Prieur de Bec-Hellouin, et dans la confidence totale qu’il fait au Prieur : « Les mots passaient de ma bouche à ses yeux qui les recevaient » ! Présence de Dieu aussi, dans le sourire de la boulangère qui l’accueille un matin très tôt, après une nuit d’insomnie, et qui lui donne la lumière de son regard… « Je prends ses yeux, elle me les donne ». J’ai été très touchée par cette scène douce et mystérieuse, et par toutes ces rencontres où le regard joue un rôle essentiel : « Ma sœur, je suis venu ici pour vos yeux, au prieuré perdu dans les bois ». Ou bien, dans cet l’enfant qui trottine derrière sa mère et qui lui parle, l’auteur entend la voix de Dieu : « Dieu parle par ce petit à une femme fatiguée ». Dieu est partout !

L’auteur s’engage à SOS Amitié et chez les Petits Frères des Pauvres. L’aide aux plus démunis, l’écoute des désespérés ou de suicidants lui permet rencontrer ses frères humains et d’entrer dans le mystère de la mort de son propre frère, Patrick.

Il y a dans ce récit une poétique du regard, des jeux qui nous font passer du monde matériel au monde spirituel. Une poétique aussi de l’envol, à la fois fuite et libération (on apprend par ailleurs que l’auteur a appris à piloter), une poétique du corps à la présence multiple, qu’il soit fantomatique, ectoplasme désincarné, voire mystérieusement revenu de l’au-delà, dépecé morceau par morceau pour échapper au gouffre ou chaleureusement charnel et tendre comme dans le geste d’embrasser, de prendre dans ses bras, geste indissociable de l’amour, pour l’auteur :« Je t’en prie, porte-moi. Tu l’as fait quelques instants. Tu m’as soulevé». C’est ici la discrète présence d’une femme bienfaisante, évoquée par ce geste d’amour pur : « Les bras d’une femme se sont ouverts au mi-temps de ma vie ».

Présence conduit le lecteur à célébrer la vie comme quelque chose de sacré. C’est ainsi que je ressens la scène de dégustation qui se déroule dans la cave de l’Hubert, l’ami vigneron de Bourgogne. Les étapes de la dégustation sont scandées par les mots qui marquent le déroulement de la messe : Introït, Offertoire, Consécration, Communion…. Le chapitre se termine sur une fête joyeuse où l’on boit et l’on danse : « Ma Françoise verse le mousseux framboise » dit l’auteur ! Son prénom, enfin.

Le dernier chapitre, très beau, respire l’immensité. Une vie assumée. Petite lumière se passe sur la mer, navigation de nuit, au large de Saint Malo et Saint Brieuc. Rencontre d’une baleine sous la lumière de la lune. Menace de naufrage. Entre danger et paix, ainsi navigue la vie. Les photos de Patrick sont dans le portefeuille de l’auteur. Une autre nuit, découverte, dans la maison en ruine de fort Harbour, de la ligne de pêche de Patrick dont une des cuillères a envoyé « un flash, reflet de la lune dans les yeux » du navigateur solitaire.

Une petite lumière dans la nuit, visible d’eux seuls, et qui symbolise les retrouvailles paisibles des deux frères.

M-F C