Colloque du 25 juin 2021 en mémoire d’Albert Caquot

Intervention de Jean-Bruno

Permettez-moi, au nom des miens, d’apporter ici quelques éclairages personnels sur la vie d’Albert Caquot, mon grand-père maternel.

Ce qui le caractérise le mieux dans ma mémoire, c’est sa posture, assis devant sa table de travail, tôt le matin et tard dans la nuit, rue Beethoven à Paris, où j’allais le voir enfant, puis chez mes parents où il passa les douze dernières années de sa vie, de 1964 à 1976.

Il dessinait des courbes sur du papier millimétré avec une mine très fine, et les mettait en équation au moyen d’exponentielles complexes. J’ai pensé longtemps que son art était les mathématiques, jusqu’au jour où il m’a fait comprendre qu’elles n’étaient qu’un outil de travail pour l’ingénieur. 

Concentré sur son travail, il devenait immédiatement disponible à son entourage, et écoutait avec une grande affabilité.

Pour l’enfant qui l’observait, il était immortel. Roc sur lequel s’est construite sa famille, avec des maximes que j’ai souvent entendues : « Le travail anoblit l’homme », « Penser aux autres avant de penser à soi-même » et encore : « Quoi de plus simple que la simplicité ».

Je lui dois beaucoup dans son exemple de vie et dans l’orientation de ma carrière qu’il a su me suggérer. J’avais trente-huit ans lorsqu’il est décédé. Quelques jours auparavant, il était encore au travail.

C’était un homme de l’art, c’est-à-dire un homme qui connaît son métier et qui est capable de réussir parfaitement ce qu’il entreprend d’utile dans son domaine, qu’il soit autodidacte ou diplômé. Cette expression concerne aujourd’hui tous les domaines de l’ingénierie, de l’architecture et de la médecine. 

Je songe à Louis Kahn, ce grand architecte américain, qui disait : Pour certains, une œuvre d’art est la merveille des doigts de l’homme. Pour d’autres, la merveille de l’esprit. Pour d’autres encore, la merveille de la technique.

L’art d’Albert Caquot a été la Mécanique au sens fort et sous tous ses aspects, qu’elle soit des fluides ou des solides. En voici quelques exemples dans sa carrière si vaste.

L’hydrodynamique d’abord. Jeune ingénieur de Ponts et Chaussées, nommé à 24 ans à Troyes il assainit la ville et sauve des vies en faisant réaliser plusieurs dizaines de kilomètres de galeries et de canalisations, puis en élaborant une méthode de calcul d’évacuation des eaux présentée à l’académie des sciences en 1941, qui porte son nom. Elle est encore utilisée de nos jours.

Encore une autre preuve de son inventivité en hydrodynamique A quatre-vingts ans il ferme la Rance pour y construire une usine marémotrice.  J’ai pu apprécier, jeune homme faisant de la voile au large de Saint-Malo, le courant très violent à mi marée et en vives eaux à l’embouchure. Il conçoit des grandes éprouvettes creuses en béton qu’on fait flotter, qu’on scelle sur le fond rocheux et qu’on remplit de sable, constituant ainsi des points fixes entre les quels on glisse des planches en béton.

Monsieur Stéphane Andrieux vient de vous entretenir de sa carrière dans le domaine de l’aérostation et de l’aviation. 

Il me parait important de rappeler ici un trait du caractère de mon grand-père, la ténacité. En effet, il est mal reçu lorsqu’il présente son projet de ballon à Chalais Meudon : le directeur partage l’opinion de ses officiers, à savoir qu’il est impossible de réaliser une carène uniquement en étoffe et cordages.

Avec cette force courtoise d’obstination qui est la sienne, il demande des dessinateurs pour faire réaliser les dessins d’exécution de la carène. « Je n’ai plus de dessinateurs » répond le colonel Richard. Albert Caquot se rend alors à Paris dans son bureau d’études, rassemble une équipe de cinq dessinateurs de plus de cinquante ans, non mobilisés en raison de leur âge, et porte huit jours plus tard les plans à sa hiérarchie. 

Le directeur de l’aviation au ministère de la Guerre, le général Hirschauer, donne l’ordre de faire l’essai. Il se souvient en effet du jeune officier qu’il a eu sous ses ordres, douze ans plus tôt, alors que celui-ci accomplissait son service militaire. La construction d’un prototype est enfin accordée. Albert Caquot revient à Chalais-Meudon faire les essais avec tous les accessoires qu’il a préparés au front.

En comparaison au ballon allemand, le drachen, il faut souligner la forme aérodynamique et esthétique de son ballon d’observation avec son empennage constitué de trois lobes. 

Des années plus tard, Maurice Roy a souligné à l’académie des sciences que le ballon d’observation Caquot était un chef-d’œuvre à la fois d’ingéniosité et de simplicité, véritable signature d’un grand mécanicien, au service de son pays.

L’essentiel de sa carrière de constructeur a eu lieu au bureau d’études Pelnard Considère et Caquot puis chez lui en solitaire après la guerre de 40.

Sans vouloir les énumérer toutes, voici quelques-unes de ses réalisations originales en génie civil :

  • La structure interne du Christ rédempteur sur le mont Corcovado à Rio de Janeiro au Brésil, qui a été l’œuvre du sculpteur Paul Landowski en 1931. Il a conçu les plans en béton armé de ce monument de 30 m de hauteur avec une poutre en treillis de 28 m de longueur pour les bras et les mains qui pèsent chacune huit tonnes.
  • L’écluse du barrage de Donzère-Mondragon
  • La forme Jean-Bart à Sant-Nazaire
  • Trois cents ponts et barrages de tous types, dont plusieurs ont été des records du monde

Ce sont des ouvrages esthétiques comme le pont de Donzère-Mondragon qui fut le premier pont à haubans du monde ou le pont de la Caille. Là encore il a été l’homme de son art, tellement intégré dans sa vie qu’il voyait les lignes de force des structures qu’il concevait.

Je me souviens en particulier d’un crochet de levage en charge. Il m’avait indiqué très précisément où aurait lieu la cassure, avant qu’elle ne se produise.

Praticien, il m’a appris à me servir des outils, du marteau, de pointes qu’il fallait émousser pour qu’elles ne fendent pas le bois. 

Il se plaisait à répéter qu’un projet devait être étudié non pas à 95% ni à 98% mais à 100%, et citait l’exemple de Gustave Eiffel, son ami, qui avait dessiné et calculé tous les éléments constitutifs de la tour.

Il a enseigné la résistance des matériaux aux Mines, aux Ponts et à Sup-Aéro. A ce sujet je voudrais rappeler le témoignage que j’ai retrouvé du réalisateur, Jean Rouch, qui passa par l’école des Ponts et Chaussées, avant de se consacrer au cinéma. Les grands ingénieurs comme Caquot, qui était professeur de résistance des matériaux nous racontait des histoires fabuleuses selon lesquelles, il découvrait les théories avant de pouvoir les démontrer, parce qu’à cette époque il n’y avait pas de machine à calculer. Il nous a appris que tous ces ouvrages se font par approximations successives et en utilisant des êtres mathématiques qu’on appelle des développements en série de Fourier qui sont les pères de tous les ordinateurs qu’on peut utiliser aujourd’hui.

Il nous disait : c’est comme des vers latins. La littérature va mourir parce qu’on apprendra plus le latin dans les écoles. N’oubliez-pas que les plus beaux vers de Rimbaud sont en latin car le vers latin doit se construire par la fin à cause de la rime et se reconstruire par approximations successives pour retrouver un rythme continu. Les vers d’Arthur Rimbaud en latin, non seulement leur contenu mais leur forme sont si belles qu’on ne les voit pas.

Il y aurait beaucoup à dire concernant le génie visionnaire d’Albert Caquot. 

En 1967, il s’est déclaré hostile au tunnel sous la Manche et a proposé un pont à tablier avec des portées de huit-cent mètres. Pendant les dix dernières années de sa vie, il a conçu un barrage fermant la baie du mont Saint-Michel pour créer une nouvelle usine marémotrice de 18 000 MW, équivalente puissance à six sites de centrales atomiques. Il s’est même intéressé au sauvetage des temples d’Abou-Simbel pour éviter qu’ils ne soient engloutis dans le lac Nasser et a proposé une solution permettant de les faire flotter.

Mais il gardait toujours son intérêt pour l’air et l’espace. A l’occasion de ce colloque m’est revenu ce qu’il m’a dit souvent dans ses dernières années : Tu sais, je suis persuadé qu’il y a beaucoup d’avenir pour les ballons et les dirigeables.